mardi 5 mai 2020

Archéoludisme & nostalgie: L'Œil Noir

Couverture de L'Œil Noir – Extension au Jeu d'Aventure. Par Claus D. Biswanger.
Je fais partie de cette génération de rôlistes qui ont découvert le jeu de rôle avec L'Œil Noir. En conséquence, il m'est très difficile de dire du mal de ce jeu pour lequel j'ai encore beaucoup d'affection. Une sorte de Madeleine de Proust rôlistique.

J'ai découvert L'Œil Noir – et le jeu de rôle – dans un supermarché (anciennement Continent Côte de nacre à Caen exactement) début 1986, en janvier je pense. Il s'agissait de la boîte L'Œil Noir – Extension au Jeu d'Aventure, la version publiée par Gallimard. Je ne savais pas ce qu'était exactement un "jeu d'aventure"– cet intitulé faisait très envie – et j'étais carrément intrigué par l'objet.
Ce qui m'a frappé c'était la présentation de cette boîte. Il faut savoir que, à cette époque reculée, j'étais un GROS lecteur des Livres Dont Vous Êtes Le Héros publiés par Gallimard, collection qui m'avait fait découvrir tout plein d'univers imaginaires qui m'étaient encore inconnus. Or la boîte L'Œil Noir – Extension au Jeu d'Aventure reprenait le design des LDVELH. Du coup j'avais très envie de savoir ce qu'il y avait à l'intérieur... De nouveaux livres-jeux? 

Ma famille (ma tante et marraine je crois) m'a offert la chose. Je suis rentré chez moi avec, j'ai ouvert la boîte, découvert deux petits livres sans paragraphes numérotés, des dés (dont un dé bizarre à 20 faces), un écran de jeu, la carte d'un continent inconnu... Et, même après plusieurs lectures, je n'ai pas trop compris à quoi j'avais affaire.
Et pour cause: Extension au Jeu d'Aventure.
À dix ans, seul, sans jamais en avoir déjà entendu parler, je venais de me lancer dans le jeu de rôle sans le savoir avec un supplément et SANS le "livre" de base (Initiation au Jeu d'Aventure). Sans personne pour m'expliquer, il m'a fallu plusieurs mois (années?) avant de comprendre en quoi consistait ce mystérieux "jeu d'aventure". Mais, même si je ne comprenais pas tout ce que je lisais, j'étais néanmoins fasciné par ma lecture. La preuve: 34 ans plus tard, je fais toujours du JdR et je tiens un blog dédié!
Bon, j'ai fini par me procurer L'Œil Noir – Initiation au Jeu d'Aventure, 2d8 mois plus tard, et j'ai compris en quoi consistait le jeu de rôle. Mais ma découverte du JdR sera pour toujours associée à cette boîte, "Extension..."

Donc, oui, j'aime L'Œil Noir. Et pas uniquement par nostalgie.

J'aime L'Œil Noir pour sa simplicité. Attention: je vous parle de la première édition là! Le système était vraiment simple, clair, bien présenté et expliqué... Quand on comparait, à la même époque, avec les versions françaises du PHB et du DMG de AD&D, il n'y avait pas photo...
J'aime L'Œil Noir pour ses aventures. Que ce soit sous forme de Livres Dont Vous Êtes Le Héros ou de scénarios de JdR, c'est avec L'Œil Noir que j'ai découvert les scénarios "médiévaux-fantastiques" et, aujourd'hui encore, je conserve un souvenir ému, et éminemment subjectif, de L'Auberge du Sanglier Noir, Le Fleuve du Désastre, Le Tournoi des Félons, Les Esclaves d'Al'Anfa ou encore L'Archipel des Cyclopes (il y a un intrus dans cette liste, un LDVELH, sauras-tu le retrouver ami·e lecteur·trice?) .
Enfin j'aime L'Œil Noir pour son univers: l'Aventurie, un continent imaginaire sans prétention, de taille modeste et sous-peuplé. Un continent imaginaire très classique de prime abord. On sent bien l'influence de D&D et de Tolkien. Mais L'Œil Noir est un jeu de rôle allemand – le JdR le plus populaire depuis plusieurs décennies outre-Rhin – et, en grattant un peu, on découvre dans le background du jeu des éléments ô combien exotiques, des éléments de background – oui, osons le mot! – teutons.

Bon, ok, le caractère germanique de L'Œil Noir n'apparaît pas forcément au premier coup d'œil. Ni même au second d'ailleurs. Il y a bien des elfes et des nain·es mais on sent bien qu'il·elles sont passé·es par le moule anglo-saxon gygaxo-tolkiennien avant de regagner leurs terres d'origine¹. Mais je vous invite à regarder ces documentaires consacrés à la genèse et au développement de L'Œil Noir avant d'aller plus loin (je vous mets les liens vers les parties sous-titrées en français).

L'Œil noir : Derrière le masque du maître – Partie 1
L'Œil noir : Derrière le masque du maître – Partie 2
L'Œil noir : Derrière le masque du maître – Partie 3
L'Œil noir : Derrière le masque du maître – Partie 5 (ben oui, pas la 4, c'est comme ça, c'est la vie)

On y apprend tout plein de choses. 
On découvre que, à l'origine de L'Œil Noir, il n'y avait pas de projet ludique très abouti. Il s'agissait surtout pour l'éditeur de l'époque, Schmidt Spiele, de couper l'herbe sous le pied de TSR, l'éditeur de D&D et AD&D. En 1983, Schmidt Spiele souhaitait traduire et diffuser D&D (ou AD&D?) en allemand. Mais TSR s'est montré beaucoup trop gourmand au moment de marchander les droits. Mal leur en a pris puisque Schmidt Spiele a refusé le deal et a choisi de créer son propre jeu de rôle de fantasy pour 1/ se faire plein de caillasses en surfant sur le succès international de Donj', et 2/ couper l'accès de TSR au marché germanophone en concurrençant (A)D&D avec leur jeu maison. Un pari réussi puisque, 36 ans plus tard, L'Œil Noir reste largement plus populaire que l'Ancêtre de l'autre côté du Rhin.
Les concepteurs avaient des idées très floues concernant le cadre du jeu. Lorsque le jeu est sorti dans sa première édition, la priorité c'était les règles et les scénarios. L'Aventurie s'est développée par la suite, progressivement, à travers les différentes extensions et suppléments. Ça me fait penser à Mystara et au Monde de Greyhawk pour D&D qui, eux aussi, se sont développés au fur et à mesure que sortaient les modules du jeu.
Prêtresse de Raïa, déesse de l'Amour et du sexe. Ah, l'Aventurie... Artiste inconnu·e.
Ces dernières années, je me suis souvent demandé ce qu'il pouvait bien y avoir d'allemand dans L'Œil Noir. J'ai même mené mon enquête auprès d'adeptes du jeu sur Casus NO et sur le forum BBE pour obtenir des informations. Mais la récolte a été assez maigre: les contes des frères Grimm, le Saint Empire romain germanique, la fantasy "réaliste", des noms allemands par endroits... Les éléments teutons mentionnés plus haut se font rares. Et pour cause: ses auteurs voulaient juste publier un jeu de rôle, ils ne cherchaient pas forcément à publier un jeu de rôle allemand.

Il y a cependant un aspect de L'Œil Noir qui me plaît énormément, en tant que grand schizophrène adepte d'illustrations de croquignolettes jeunes filles ET de rédaction en langage épicène, c'est la propension des auteur·es de L'Œil Noir à mettre des illustrations plus ou moins déshabillées ET à valoriser les éléments féminins. Il semblerait que ce soit un legs de la libération sexuelle, quoique l'on mette derrière cette expression, en Allemagne au début des années 80.
Et, effectivement, même si ça ne transparaît pas trop dans les ouvrages traduits en français dans les années 80, L'Œil Noir aime mettre beaucoup de peau nue dans les illustrations de sa gamme, avec tétons apparents. Ce qui n'aurait pas été possible aux USA par exemple. D'ailleurs, en Allemagne, L'Œil Noir c'est à partir de 14 ans. En 2018, c'est toute une palette d'ouvrages et de goodies consacrés au sexe et à l'érotisme en Aventurie – ça s'appelle Wege der Vereinigungen – qui ont été foulancés avec succès (1 807 souscripteurs et 224 560€!).
Pour sa partie féministe, les auteur·es de L'Œil Noir ont toujours fait attention à mettre autant de femmes que d'hommes parmi les PNJ importants de la gamme. Il·elles ont aussi fait en sorte d'équilibrer masculin et féminin dans leur utilisation de la langue pour écrire les différents ouvrages. Même si ce dernier élément parlera plus aux germanistes, je suppose.
L'Œil Noir, un jeu de rôle libertin? Libertaire? Un peu des deux?

Bon, quand j'ai découvert le jeu de rôle avec L'Œil Noir, je vous rappelle que j'avais dix ans. Comprenez alors que, à cette époque, les charmes supposés ou réels des Aventuriennes et les subtilités du génitif pluriel m'ont légèrement échappé. Ce qui m'a emballé dans L'Œil Noir avait plus à voir avec mon âme d'enfant je crois: je découvrais un monde magique et merveilleux et un jeu qui me permettait d'explorer ce monde!

BBE vient de publier en français la cinquième édition. Je n'en serai pas. Ça prendrait trop de place sur mes étagères déjà surchargées. Et, indécrottable nostalgique, la première édition me convient très bien. Qui plus est, les Allemand·es ont publié des centaines d'ouvrages depuis 1984 et je n'aime pas me mesurer à des univers dont je n'arriverai jamais à faire le tour... J'adore l'Aventurie, vraiment, mais je me suis rendu compte qu'elle a grandi, vieilli, elle aussi et qu'elle n'est plus tout à fait le continent imaginaire merveilleux que j'ai découvert étant enfant.

Un grand merci à Dyvim_star et romgam pour le (très bon) sous-titrage en français des épisodes de "Das Schwarze Auge: Hinter der Maske des Meisters" cités plus haut. Vous trouverez aussi ici des épisodes sous-titrés en français par leurs soins de "Ein Blick ins Schwarze Auge": des courtes présentations de l'univers de L'Œil Noir. Encore merci. Merci aussi à Dany40 pour ses renseignements. Tschüß!

¹ Ben oui: les elfes et les nain·es viennent directement des mythes germaniques et scandinaves.

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